Laffaille et Sarger, ingénieurs de Notre-Dame
bernard Laffaille, Ingénieur (1900-1955)
« J’ai une certitude absolue que l’on peut tout entreprendre et tout mener à bien, à condition de le vouloir intensément et sans souci d’en tirer profit. »
des coques aux voiles suspendues
B. Laffaille. Coll. Gillet
Diplômé de l’Ecole Centrale en 1923, l’ingénieur Bernard Laffaille est de la race des inventeurs. Créateur de nouvelles techniques architecturales, des voiles minces aux solutions préfabriquées, il réussit à promouvoir des modes de couvertures innovantes, répondant aux besoins de plus en plus importants de l’industrie française. Passionné par les problématiques naissant de ces volumes gigantesques à créer, il invente des solutions de couvertures inédites, en s’intéressant aux propriétés du béton allié à l’acier.
Dès ses premières années d’exercices, Bernard Laffaille propose des structures – conoïdes, paraboliques, hyperboliques (« p.h ») et autres hyperboloïdes de révolution – présentant des qualités de rigidité incomparables. Le calcul mathématique des forces et des contraintes le pousse à innover sans cesse.
Des coques gauches en béton armé aux couvertures métalliques suspendues et prétendues, Bernard Laffaille développe de nombreux prototypes destinés aux hangars et entrepôts aéronautiques, ferroviaires et agricoles. Avant-guerre, dans la lignée des recherches de l’époque, il développe une couverture métallique inédite à coque autoportante, le propulsant au premier rang des spécialistes de la construction métallique avec Jean Prouvé. Visible sur les hangars de l’armée de l’air à Dijon, cette toiture développe, le long des poutres, des coques cylindriques légères qui répondent aux exigences esthétiques et économiques, grâce à la standardisation des éléments.
Après-guerre, cet ingénieur, passionné de nouveautés et travailleur infatigable, s’intéresse à nouveau aux « couvertures prétendues ». Il avait mis en œuvre ce procédé, métallique à l’époque, en 1937, pour le pavillon français de la foire internationale de Zagreb, avec l’architecte Robert Camelot.
Le Pavillon de la france à Zagreb (1937) Fonds Laffaillle AN/IFA
Mais c’est à partir de 1951, pour le projet du futur CNIT de la Défense, qu’il déploie sur une surface gigantesque – 32000 m - cette innovation enrobée de béton. Afin de répondre aux calculs de masse et d’équilibre liés à l’importance de la structure, la forme de la toiture rappelle celle d’une « selle de cheval ». Pourtant, un autre projet est choisi. Mais cette première étude lui permet de mettre en œuvre ce type de couverture révolutionnaire, d’abord en Sarre pour le centre Europe 1, avec peine, puis à Royan, avec succès.
le « v » Laffaille
La Rotonde SNCF en Avignon (1946). Coll. N.Nogue
Bernard Laffaille, loin d’agir en constructeur indépendant, a réussi à s’allier aux principaux bâtisseurs de son temps : Henri Deneux, Robert Camelot, Grand Prix de Rome, créateur de la Défense et du CNIT, Paul Herbé, Jean Le Couteur, Jean-François Guédy, Guy Lagneau, Le Corbusier à Nantes et Guillaume Gillet, également Grand Prix de Rome. Il milite au sein d’associations et de collectifs, afin de diffuser ses idées et d’en faire valoir les qualités économiques et esthétiques : le Comité pour une politique française du logement avec Robert Camelot et André Lurçat, l’Union des Artistes Modernes où l’on retrouve Le Corbusier et tous les jeunes designers français, le Cercle d’Etudes architecturales et le groupe Espace, animé par son ami André Bloc, fondateur de la revue « Architecture d’Aujourd’hui ».
Passionné par la standardisation, Bernard Laffaille crée un répertoire de types adaptés à des programmes définis : les écoles, rondes ou rectangulaires, les silos, les immeubles. De nombreux projets, travaillés jusqu’à l’organisation de leur mise en œuvre, permettent à l’ingénieur de proposer des solutions clefs en main, économiques et innovantes, de véritables concepts. Certains procédés techniques de construction sont inventés à cet effet. Ils seront repris bien plus tard et servent aujourd’hui sur nos chantiers contemporains.
Le « V » - poteau en béton armé en forme de V – fut inventé par Bernard Laffaille, afin de répondre aux nécessités économiques par une mise en œuvre plus rapide, grâce à la préfabrication.
Utilisé pleinement lors de la construction des rotondes de la SNCF, en Avignon et dans toute la France, le V Laffaille rendit son inventeur célèbre.
Lorsqu’il sera utilisé pour les églises, selon Guillaume Gillet, le V transcendera l’édifice en lui apportant « une dimension monumentale et sacrée ».
Les projets religieux offrent à Bernard Laffaille l’occasion d’appliquer ses idées ailleurs que dans les domaines industriels. Il utilise le V pour consolider la cathédrale de Bizerte (1950-1953), bâtie par Jean Le Couteur et Paul Herbé. La nef est couverte par des « p.h ».
Eglise Notre-Dame de France à Bizerte (1953). Fonds Laffaillle AN/IFA
Avec l’architecte Pierre Pinsard, Bernard Laffaille couvre d’un voile mince la chapelle des dominicains de Lille. Une « selle de cheval » est utilisée pour la petite église Notre-Dame-de-la-Paix de Villeparisis, à l’instar de Notre-Dame de Royan, qui est le clou de sa carrière.
Cliquer sur une image pour l'agrandir :
Mort prématurément, le 24 juin 1955, il ne verra pas son plus grand chef-d’œuvre terminé. Il laisse une somme de recherches, abouties ou en devenir, qui seront au cœur des réalisations des années 60, que Nicolas Nogue regroupe sous la formule d’ « architecture textile ». Mais c’est René Sarger, son collaborateur, à partir de 1946, qui développera, après sa mort, les théories créées par cet homme qui disait « Je vis intensément, rien ne passe en moi inaperçu ou par habitude. Chaque moment fait l’objet d’une mesure. »
rené sarger (1917-1988)
« La forme, et par conséquent l’esthétique architecturale, est la façon d’être du matériau employé, suivant une certaine technique objective et non la matérialisation d’une idée esthétique subjective. »
R. Sarger. Coll. Gillet
Architecte de formation, René Sarger devient pourtant ingénieur-conseil. Etudiant à l’Ecole Spéciale d’Architecture avec Auguste Perret, il est diplômé en 1938. Participant à la construction du Mur de l’Atlantique, pendant la guerre, sur réquisition des Allemands, il est déporté pour avoir fait passer des plans et des informations aux Alliés. Libéré par l’Armée Rouge, il s’y engage volontairement avant de revenir en France, en 1946, pour se mettre au service de Bernard Laffaille.
Quelques mois avant la mort de l’ingénieur, René Sarger crée son propre bureau d’études. Des querelles l’avaient opposé à son mentor. Pourtant, Bernard Laffaille reconnaît son talent en demandant à Guillaume Gillet de continuer à collaborer avec René Sarger. La rencontre avec Guillaume Gillet est tout aussi décisive pour Bernard Laffaille que pour René Sarger.
Le réservoir-marché de Caen (La Guérinière 1957). Fonds Sarger, AN/IFA
De prestigieux projets voient ainsi le jour sous sa direction : le réservoir-marché de Caen, en 1956-1958, la basilique de Syracuse en 1957 - non réalisée - l’église de la Solitude de Vieux-Condé, près de Valenciennes en 1964 et surtout, le pavillon universel de la France à Bruxelles, en 1958.
Chantier intérieur du Pavillon de la France à Bruxelles en 1958. Coll. Gillet
A Royan, il inscrit son propre langage structurel, sur la couverture originale, en forme de coquillage, du Marché Central (1955-1956) créé par Louis Simon et André Morisseau, préfigurant les formes du CNIT de la Défense sur lequel René Sarger travaille, entre 1956 et 1958, avec les architectes Bernard Zehrfuss, Robert Camelot, Jean de Mailly et les ingénieurs Nicolas Esquillan et Jean Prouvé.
Le chantier du marché (1955) Photo de J-P. Dumont
Le marché central (1953-1956). Coll. Musée de Royan
Après le Marché de Royan, il réalise la basilique du Sacré-Cœur d’Alger, en collaboration avec les architectes Paul Herbé et Jean Lecouteur qui avaient édifié la cathédrale de Bizerte avec Bernard Laffaille. Coques en paraboloïdes hyperboliques, hyperboloïde de révolution forment la couverture d’un édifice étonnant.
Les voiles pré-tendues connaissent un véritable engouement et René Sarger participe, à partir de 1958, à la construction du centre commercial Henri Barbusse, à Malakoff, ou au marché couvert de Nanterre dont l’architecte est Charles Sébillote. Pierre André Dufétel l’associe, en 1960, au projet du Couvent de la Mer pour les dominicains de Boulogne. En 1969, Anatole Kopp fait appel à lui pour la couverture de la salle omnisports de Saint-Ouen. Mais, aucun des projets les plus audacieux imaginés par l’ingénieur ne voit le jour comme, par exemple, celui d’un périphérique parisien suspendu à des piles espacées de 600 mètres, entre lesquelles il envisageait une ville verticale…
La crise économique des années 70 vient interrompre la carrière de René Sarger en gelant la création de nouveaux grands équipements. C’est en Iran qu’il réalise son dernier programme : la couverture de la tribune du stade de Farahabad.
Pourtant, l’esprit des voiles tendues de René Sarger flotte toujours dans le sillage des projets qui, aujourd’hui, développent des structures que l’on peut qualifier d’ « architecture textile ».
D’après Nicolas Nogue, René Sarger, une Histoire de Voiles in D’architectures N°76, Août-Septembre 1997.